La papallona/Lletra de Mr. Zola á Mr. Savine
Mon cher confrère,
Vous me demandez mon opinion sur le Papillon, le roman de Narcis Oller, que vous venez de traduire du catalan, et dont vous m'adressez les èpreuves. Je vous avoue mon grand embarras, car ma conviction est qu'il est radicalement impossible de juger un roman sur une traduction, si bonne soit-elle; et mon ignorance de la langue catalane ne me permet pas de recourir au texte, d'y goûter le talent de l'auteur, dans le sol où il a poussé, avec sa vie même et son odeur. Aussi serai-je très peu affirmatif et me contenterai-je de vous donner une impression relative.
Le roman, tel que je viens de le lire, dans cette traduction qui vous fera honneur du reste, me paraît une remarquable étude, l'étude de personnages légèrement idéalisés et traversant un milieu très exact. C'est bien de la vie cruelle, mais vue au travers d'un talent attendri. Barcelone s'agite dans les descriptions avec une réalité intense, tandis que les personnages marchent un peu au-dessus de la terre, les pires aussi bien que les meilleurs. Et ce n'est ni un blâme ni un éloge que je fais lá, c'est une constatation.
Pour en venir aux détails, savez-vous que ce Louis, ce papillon, ce détrousseur de cœurs qui vole de la blonde à la brune, est une très jolie figure de l'amant adorable et féroce sans le savoir? Au fond, il est inconscient, et c'est pourquoi on ne l'exècre pas, mème criminel. Je ne connais point, dans nos romans français, une incarnation de l'égoisme jeune et amoureux plus lestement enlevée. La pauvre fille qu'il tue, après l'avoir séduite et abandonnée, Toinette, m'a paru aussi d'un très charmant dessin, illettrée et croyante, se donnant tout entière, bien peuple au fond, quoique élégiaque. Mais les figures secondaires, les figures populaires m' ont frappé plus encore: tout cela grouille, va, vient, crie, avec du vrai sang sous la peau, madame Fine surtout, qui doit être superbe de vérité.
Maintenant, est-il besoin de vous dire que je n'aime guère le drame de la fin? La scène où Toinette tombe au milieu du convoi d'un enfant, croit que c'est le convoi du sien, et se jette sur la bière, m'a semblé d'un pathétique bien gros. Et quelle complaisance du hasard, dans le dénouement, Louis se méprenant, suivant sur le trottoir une femme, la charitable madame Grâce, et arrivant au chevet de Toinette, de sa victime mourante, pour que la dernière page soit ainsi une leçon morale! Je n'insiste pas d'ailleurs, je désire simplement tirer de l'ensemble du livre, des défauts comme des qualités, l'originalité très réelle de Narcis Oller.
J'ai lu, et vous avez écrit vous-même, je crois, qu'il dérivait de nous autres, naturalistes français. Oui, pour le cadre peut-être, pour la coupe des scènes, pour la façon de poser les personnages dans un milieu. Mais non, mille fois non, pour l'âme même des œuvres, pour la conception de la vie. Nous sommes des positivistes et des déterministes, du moins nous prétendons ne tenter sur l'homme que des expériences; et lui, avant tout, il est un conteur qui s'émeut de son récit, qui va jusqu'au bout de son attendrissement, quitte à sortir du vrai. Encore une fois, je ne critique pas, je dis ce que j'ai senti; et ma sympathie littéraire pour le romancier s'est accrue á mesure que je l'ai vu différer davantage de moi, auquel on m'avait dit qu'il ressemblait. Certes, il a une personnalité très nette, très accentuée, la floraison même de sa race et de son talent. Tout ce qu'on peut ajouter, c'est qu'il est, lui aussi, emporté dans la grande évolution moderne, c'est que le vent de vérité qui souffle en France, souffle aussi en Espagne. De lá, nos cousinages, par-dessus les frontières.
Vous vous en souvenez peut-être, mon cher confrère, nous avons causé un matin ensemble de ce souffle de naturalisme qui passe sur la vieille Europe. Partout, en Espagne, en Italie et en Hollande surtout, même en Allemagne et en Angleterre, sans compter la Russie où le mouvement a débuté, partout le romantisme agonise sous le nouvel esprit d'observation et d'expérimentation. C'est un fait, la victoire s'élargit chaque jour. Et je vous disais un de mes désirs, un de ces désirs qu'on ne réalise jamais, celui d'étudier ce mouvement, d'en chercher les causes et d'en marquer le progrès. Mais quelle besogne! Ainsi pour m'en tenir á un seul pais voisin, vous m'avez prié, á propos du Papillon, de vous donner mon sentiment sur le naturalisme en Espagne. Je confesse d'abord mon ignorance, nous lisons rarement les romans étrangers, il me faudrait un travail préparatoire considérable; puis, le peu que j'en sais me déroute. Par exemple, nous sommes soutenus lá bas,—et j'ai des remerciements personnels á lui adresser,—par madame Pardo Bazan, qui est une catholique militante. Vous voyez ma stupeur, il est évident que le naturalisme de cette dame est un pur naturalisme littéraire. Il faut en conclure, je pense, que les évolutions littéraires sont comme les coups de mistral qui emportent et sèment la poignée de graines dans tous les champs d'alentour: selon le terrain, la plante se modifie, est la même en devenant autre; selon la nation, la littérature pousse des rameaux différents, emprunte au génie du peuple et de sa langue des fleurs d' un éclat original.
C'est ce que j'ai senti en lisant le Papillon, et c'est pourquoi j'envoie á Narcis Oller, non l'encouragement d'un précurseur, mais la poignée de main d'un frère.
Médan, 15 octobre 1885.
- ↑ La lletra de Mr. Zola á Mr. Savine, que figura al cap de la traducció francesa de La Papallona, la continuém nosaltres aquí, per quant té més carácter de judici crítich, que no pas de prólech propiament dit. Nos mou á donarla original y no traduhida com aparegué en l' edició castellana de la meteixa obra, primerament, la reverencia que 'ns inspira l' estil personalissim de son gran y avuy ja plorat autor, y, segonament, la celebrable innecessitat d' obrar d' altra manera, tractantse del lector de novela catalana pera 'l qui 'l idioma francés es ja poch menys que familiar.